mercredi 22 décembre 2010

Fraîche taïga

Après cette escapade musicale, je suis parti dans la taïga avec un bucheron. Il faisait frisquet le matin de notre départ, mais cela ne fait pas peur aux Altaïens!



Voici donc comment on s’y prend en Sibérie pour faire démarrer un camion un jour de "moroz" (glacé-surglacé, en clair, moins de -30°C). La réalité dépasse le mythe !



Nous avons ainsi passé 10 jours dans la forêt à débiter des troncs en petites planches. Bien entendu, je me suis essayé, non pas à la tronçonneuse, ma seule tentative ayant abouti à la rupture de la chaîne, mais à la langue altaïenne. Il en ressort que des progrès certains sont à faire dans les deux disciplines ! Mais la motivation est là !
Nous logions dans une petite isba chauffée par un petit poële que chaque soir nous faisions rougir pour la nuit.



Isolés à une quinzaine de kilomètres de toute habitation, nous n’avions pour seule compagnie la journée, que les oiseaux et la tronçonneuse. Une fois la nuit venue, le pesant silence retombait sur la forêt et ne laissait place ponctuellement qu’au lointain hululement du loup (ça fait frémir, non ?). De fait, quinze kilomètres, ça ne paraît pas beaucoup, mais avec des températures constamment inférieures à -10°C, de la neige profonde, des loups et des ours alentours, il est tout de même préférable de se déplacer en engin à moteur. Enfin, je veux dire qu’il est préférable que ledit engin fonctionne !
Étant donné que nous étions obligés de nous arrêter toutes les 15 minutes pour remettre de l'eau dans le radiateur percé, qu'il fallait avoir prévu une pente pour repartir sous peine de devoir donner de la manivelle (franchement pas simple, et il est certain que mes biceps ont pris de l'ampleur), qu'il fallait parfois dégonfler les pneus pour franchir un col (pneus qui, pour la plupart heureusement, se regonflaient automatiquement. Il fallait alors faire preuve d'une certaine clairvoyance pour choisir quels pneus dégonfler !), le doute planait quant à la possibilité d'une nuit à la fraîche ! Et si nous transportions à l'arrière du camion moults seaux et baquets pour faire fondre de la neige en cas d'arrêt prolongé, nous préférions tout de même aller briser la glace d'une rivière pour chercher de l'eau.

Voici donc le fier camion de l’armée recyclé grâce auquel cet improbable périple a été possible...



Et voici de quoi on a l’air quand il fait -30°C…

On ne badine pas avec l’épopée

Il y a de cela un mois, je partais pour Iabogan, petit village du district de-Oust-Kan, dans lequel se déroulait une rencontre autour de l’épopée de Maadaï-Kara. Dans ce village vivait l’un des derniers grands kaïtchi, Alekseï Grigorievitch Kalkin, auprès duquel cette épopée avait été maintes fois enregistrée à l’époque soviétique. Notons au passage que ce texte contient plus de 7000 vers et que toutes les versions recueillies (en plusieurs jours) auprès du conteur sont pratiquement identiques l’une à l’autre !
Après une matinée passée à discuter de l’héritage de ce grand homme, un concours était organisé entre les jeunes héritiers de cette tradition de récitation épique. En Altaï, ainsi que dans de nombreuses régions du monde où cette tradition est encore d’actualité (Mongolie, Kirghizistan…), on ne chante pas un extrait d’épopée impunément : le texte est censé appeler les esprits, les faire intervenir pour une bonne raison, car on ne les appelle pas impunément. En outre, de nombreuses règles sont à respecter sous peine de sanction de ces mêmes entités, ce qui ne facilite pas la tâche du conteur.
Mais la plus impressionnante de ces règles, la plus accessible également à celui qui ne maîtrise pas la langue, car elle saute aux oreilles, est l’emploi du chant de gorge. Je suppose que vous avez déjà entendu parler de ce type de chant, et si ce n’est pas le cas, je vous invite à écouter sur internet un extrait par Alekseï Kalkin :
http://altayim.narod.ru/Khai.mp3

Cette technique, dont l’apprentissage requiert de nombreuses années, est interdite aux femmes (je ne développerai pas ce point, mais entrent en ligne de compte une certaine misogynie, des croyances liées à la fertilité…). Elle est déconseillée aux enfants, et aux adolescents avant la mue de leur voix. Toutefois, j’ai pu lors de cette rencontre, observer et apprécier l’impressionnant talent de très jeunes enfants : âgés de moins de 10 ans, ils possèdent une voix profonde et rugueuse prometteuse. Je ne parle pas non plus de la manière dont ils sont capables de réciter une centaine de vers de l’épopée !
L’épopée obéissait autrefois à un système de transmission patrilinéaire, c’est-à-dire que devenait à son tour chanteur épique le fils ou le petit-fils du conteur. Les textes étaient appris par l’enfant lors des séances de récitation, mais il était également possible pour les conteurs « à maître », que l’esprit qui sanctionne ce type de pratique les lui transmette en rêve. Aujourd’hui, tout cela aurait changé…